6.
J'étais au volant de ma Lincoln et me dirigeais vers le cabinet de Jerry lorsque je songeai à quelque chose et rappelai Lorna Taylor. Elle ne décrochait pas, je l'appelai sur son portable et la joignis dans sa voiture.
– Je vais avoir besoin d'un enquêteur, lui dis-je. Qu'est-ce que tu dirais que j'appelle Cisco ?
Elle hésita avant de répondre. Cisco n'était autre que Dennis Wojciechowski, son jules depuis l'année précédente. C'était moi qui les avais présentés l'un à l'autre à une époque où je l'avais pris à mon service pour une affaire. Aux dernières nouvelles, ils vivaient ensemble.
– Bon, moi, travailler avec lui ne me pose aucun problème, dit-elle enfin. Mais j'aimerais bien que tu me dises de quoi il est question.
Lorna ne connaissait Jerry Vincent que sous la forme d'une voix au téléphone. C'était elle qui prenait ses appels quand il voulait savoir si je pouvais assister à un verdict ou baby-sitter un de ses clients lors d'une mise en accusation. Je ne me rappelais plus s'ils s'étaient jamais rencontrés. J'aurais aimé lui annoncer la nouvelle en personne, mais la situation évoluait trop vite pour ça.
– Jerry Vincent est mort, lui dis-je.
– Quoi ?
– Il a été assassiné hier soir et c'est moi qui ai le droit de suite sur tousses dossiers. Y compris celui de Walter Elliot.
Elle garda longtemps le silence avant de répondre.
– Mon Dieu... ! Comment... ? C'était un mec si bien !
– Je ne me rappelais plus si t'avais fait sa connaissance.
Lorna travaillait chez elle, à West Hollywood. Tous mes appels et toute ma facturation passaient par elle. Les bureaux en dur, si l'on pouvait parler de ça pour le cabinet Michael Haller et Associés, n'étaient autres que son appartement. Des associés, il n'y en avait pas et quand je travaillais, c'était assis sur la banquette arrière de ma voiture. Cela ne laissait à Lorna que peu d'occasions de rencontrer les gens que je représentais ou fréquentais.
– Il est venu à notre mariage, tu ne te rappelles pas ?
– Mais c'est vrai ! m'écriai-je. J'avais oublié.
– Je n'arrive pas à y croire. Qu'est-ce qui s'est passé ? Je ne sais pas. D'après Holder, il aurait été abattu dans le garage de son cabinet. Peut-être que je le saurai quand j'y serai.
– Il avait de la famille ? Je crois qu'il avait divorcé, mais je ne sais pas s'il avait des enfants ou pas. Je ne pense pas.
Elle garda le silence. L'un comme l'autre, nous avions nos problèmes.
– Laisse-moi y aller, que je puisse appeler Cisco, dis-je enfin.
Tu sais ce qu'il fait aujourd'hui ?
– Non, il ne m'a pas dit.
– Bon, je verrai.
– Quel genre de sandwich veux-tu ?
– Tu passes par où ?
– Par Sunset Boulevard.
– Arrête-toi chez Dusty et prends-moi un de leurs sandwiches à la dinde sauce canneberge. Ça va faire presque un an que je ne m'en suis pas payé un.
– C'est gagné.
– Et prends quelque chose pour Cisco au cas où il aurait faim.
– Entendu.
Je raccrochai et cherchai le numéro de Dennis Wojciechowski dans le carnet d'adresses que je garde dans le compartiment de la console centrale. J'avais son numéro de portable. J'entendis des bruits de vent et des pétarades dès qu'il décrocha. Il était sur sa moto et, même si je savais que son casque était équipé d'un écouteur et d'un micro reliés à son portable, je fus obligé de gueuler.
– C'est moi, Mickey Haller. Range-toi sur le bas-côté.
J'attendis et je l'entendis couper le moteur de sa Harley Panhead 63.
– Qu'est-ce qu'il y a, Mick ? demanda-t-il lorsque le calme revint enfin. Ça fait une paie que j'entends plus parler de toi.
– Vaudrait mieux que tu remettes les silencieux dans tes échappements, mec. Sinon, tu risques d'être sourd avant quarante ans et, là, t'entendras plus parler de personne.
– J'ai déjà passé la quarantaine et je t'entends parfaitement bien. Qu'est-ce qui se passe ?
Wojciechowski travaillait en free-lance comme enquêteur pour la défense. J'avais déjà eu recours à ses services dans plusieurs affaires. C'est comme ça qu'il avait fait la connaissance de Lorna – en allant chercher sa paie. Mais je le connaissais déjà dix ans avant ça – il fréquentait les Road Saints, un club de motards pour lequel j'avais servi d'avocat de facto plusieurs années[6] durant.
Dennis ne s'était jamais affilié au club, mais en était considéré comme un membre associé. Les motards lui avaient même fait présent d'un sobriquet – essentiellement parce que le groupe comportait déjà un autre Dennis (évidemment connu sous le surnom de « Dennis la Menace ») et que son nom de famille, Wojciechowski, était insupportablement difficile à prononcer.
En jouant sur sa moustache et ses airs basanés, ils l'avaient surnommé « The Cisco Kid[7] ». Peu importait qu'il soit originaire du Southside de Milwaukee et polonais à cent pour cent.
Grand, voire imposant, Cisco faisait de la moto avec les Saints, mais gardait le nez propre. Il n'avait jamais été arrêté et cela avait joué en sa faveur lorsqu'il avait plus tard demandé une licence d'enquêteur privé à l'Administration de l'État. Bien des années ayant passé depuis, les cheveux longs avaient disparu et la moustache qui virait au gris était maintenant bien taillée. Cela dit, son surnom de Cisco et son penchant pour les classiques de chez Harley construites dans sa ville natale lui étaient restés à vie.
Et côté enquêtes, il était aussi tenace que réfléchi. Et il n'avait pas que ces qualités. Grand et fort, il pouvait aussi intimider quand c'était nécessaire. Cette caractéristique pouvait lui être d'une grande utilité lorsqu'il traquait les individus qui évoluent aux confins douteux des affaires criminelles et traitait avec eux.
– Et d'abord, où t'es ? lui demandai-je.
– À Burbank.
– Sur une affaire ?
– Non, juste en balade. Pourquoi ? T'as quelque chose pour moi ? Tu te décides enfin à reprendre une affaire ?
– Pas qu'une. Et je vais avoir besoin d'un enquêteur.
Je lui donnai l'adresse du cabinet de Vincent et lui dis de m'y rejoindre aussi vite qu'il pourrait. Je savais que Vincent aurait eu recours soit à toute une équipe d'enquêteurs, soit à un seul en particulier, et que je risquais de perdre du temps en embauchant un Cisco qui allait devoir se mettre au courant des dossiers, mais rien de tout cela ne m'inquiétait. Je voulais un enquêteur en qui je puisse avoir confiance et avec lequel j'avais déjà des relations de travail. Sans compter que j'allais aussi avoir besoin de lui pour trouver les adresses de tous mes nouveaux clients. Je sais d'expérience qu'en matière de défense au pénal on ne trouve pas toujours le client à l'adresse qu'il a indiquée sur la feuille de renseignements qu'il donne à son avocat au moment de signer son contrat de représentation.
J'avais déjà refermé mon portable lorsque je m'aperçus que j'avais dépassé l'immeuble où se trouvait le cabinet de Vincent. Il était situé dans Broadway, près de la 3e Rue, et il y avait trop de voitures et de piétons pour que je tente un demi-tour. À tous les carrefours suivants j'eus droit au feu rouge et perdis dix minutes à rebrousser chemin. Lorsqu’enfin j'arrivai au bon endroit, j'étais tellement frustré que je décidai de rengager un chauffeur dès que je pourrais, de façon à pouvoir me concentrer sur mes dossiers plutôt que sur des adresses.
Le cabinet de Vincent se trouvait dans un immeuble de six étages tout simplement appelé le « Legal Center ». Être si près des grands tribunaux du centre-ville voulait dire que le bâtiment était plein d'avocats pénalistes. C'était donc très exactement le genre d'endroit que les trois quarts des flics et des médecins, qui tous détestent les avocats, avaient probablement envie de voir imploser chaque fois qu'il y avait un tremblement de terre. Je vis l'entrée du parking voisin et m'y glissai.
Je prenais le ticket au distributeur lorsqu'un policier en tenue s'approcha de ma voiture. Il tenait une écritoire à pinces à la main.
– Monsieur ? me lança-t-il. Vous avez affaire dans cet immeuble ?
– C'est même pour ça que je me gare ici.
– Et cette affaire serait... ?
– En quoi cela vous regarde-t-il, monsieur l'agent ?
– Monsieur, me renvoya-t-il, nous sommes en train d'enquêter sur une scène de crime dans le garage et je vais avoir besoin de savoir quel genre d'affaires vous traitez ici avant de pouvoir vous autoriser à entrer.
– Mon bureau se trouve dans cet immeuble, lui répondis-je.
Cela vous suffira-t-il ?
Ce n'était pas exactement un mensonge. J'avais l'ordre du juge Holder dans la poche de ma veste. Et ça, ça me donnait un bureau dans l'immeuble.
La réponse parut lui plaire. Il voulut voir une preuve de mon identité, j'aurais pu lui renvoyer qu'il n'avait aucun droit de me la demander, mais je décidai qu'il n'y avait pas non plus besoin d'en faire une affaire fédérale. Je sortis mon portefeuille et lui donnai ce qu'il voulait, il porta mon nom et le numéro de mon permis de conduire sur son bloc-notes. Et me laissa passer.
– Pour l'instant, vous ne pouvez pas vous garer au deuxième étage, reprit-il. La scène de crime est toujours hors limites.
Je lui fis un petit signe de la main et me dirigeai vers la montée.
Arrivé au deuxième étage, je vis qu'il était vide à l'exception de deux véhicules de patrouille et d'un coupé BMW noir qu'on était en train de hisser sur le plateau d'un camion du garage de la police. La voiture de Vincent, pensai-je. Deux autres agents en tenue commençaient à peine à ôter le ruban jaune qu'ils avaient utilisé pour isoler le deuxième niveau du parking. L'un d'entre eux me fît signe de passer mon chemin. Je ne voyais aucun inspecteur alentour, mais les policiers n'étaient pas encore prêts à libérer la scène de crime.
Je continuai de monter et ne trouvai pas de place où garer ma Lincoln avant d'arriver au cinquième. Encore une bonne raison de réembaucher un chauffeur.
Les bureaux que je cherchais se trouvaient bien au deuxième étage, côté rue. La porte en verre opaque en était fermée, mais pas à clé. J'entrai. La réception comportait une aire d'attente vide et, non loin de là, un comptoir derrière lequel était assise une femme aux yeux rouges d'avoir pleuré. Elle était au téléphone, mais elle le reposa en me voyant, sans même dire « ne quittez pas » à la personne avec qui elle parlait.
– Vous êtes de la police ? me demanda-t-elle.
– Non, non.
– Alors, je suis désolée, mais aujourd'hui, le cabinet est fermé.
Je m'approchai du comptoir et sortis l'ordre du juge Holder de la poche intérieure de ma veste de costume.
– Pas pour moi, lui renvoyai-je en lui tendant le document.
Elle le déplia et le regarda fixement sans donner l'impression de le lire. Je remarquai qu'elle serrait fort un petit tas de mouchoirs en papier dans une main.
– Qu'est-ce que c'est ? voulut-elle savoir.
– Une ordonnance du juge. Je m'appelle Michael Haller et le juge Holder m'a nommé avocat remplaçant pour tous les dossiers de Jerry Vincent. Cela signifie que nous allons travailler ensemble. Vous pouvez m'appeler Mickey.
Elle hocha la tête comme pour écarter quelque menace invisible.
D'habitude, mon nom n'avait pas ce genre de pouvoir.
– Non, c'est impossible, dit-elle. Maître Vincent aurait refusé.
Je lui repris le document, le repliai et commençai à le remettre dans ma poche.
– En fait, si, c'est possible, dis-je. La doyenne des juges de la Cour supérieure de Los Angeles m'en a donné l'ordre. Et regardez de près les contrats de représentation que maître Vincent faisait signer à ses clients et vous verrez que mon nom y figure déjà comme avocat associé. Bref, ce que selon vous maître Vincent aurait pu vouloir ou ne pas vouloir n'a aucune importance étant donné qu'il avait déjà effectué toutes les démarches nécessaires pour que je le remplace si jamais il devait ne plus être en mesure d'exercer ou venait... à décéder.
Elle avait l'air hébétée. Elle s'était mis beaucoup de mascara et il avait coulé sous un de ses yeux. Cela lui donnait un visage déséquilibré et presque comique. Va savoir pourquoi, brusquement l'image de Liza Minelli me vint à l'esprit.
– Si vous voulez, vous pouvez appeler l'assistante du juge Holder et lui en parler, repris-je. Mais en attendant, moi, j'ai besoin de m'y mettre tout de suite. Je sais que cette journée n'est pas facile pour vous. Elle ne l'est pas non plus pour moi... Je connaissais déjà Jerry quand il travaillait pour le district attorney.
Vous avez donc toute ma sympathie.
Je hochai la tête, la regardai et attendis sa réponse – toujours sans résultat. Je passai à autre chose. Je vais avoir besoin d'un certain nombre de choses pour pouvoir commencer, dis-je. Et d'abord, le planning. Je veux pouvoir dresser la liste des dossiers courants qu'il traitait. Après, je vais avoir besoin que vous me sortiez les dossiers de ceux qui...
– Il est plus là, dit-elle brusquement.
– Qu'est-ce qui n'est plus là ?
– Son ordinateur portable. La police m'a dit que le type qui a fait ça a aussi pris la mallette qu'il avait dans sa voiture. Et il avait tous ses dossiers dans son portable.
– Quoi ? Vous voulez dire son planning ? Il n'en avait pas un tirage papier ?
– Ça aussi, c'est plus là. Ils lui ont pris son agenda. Il était dans sa mallette.
Elle regardait fixement droit devant elle. Je tapotai le haut de son écran d'ordinateur.
– Et son ordinateur de bureau ? lui demandai-je. Il n'avait pas de copie de son planning nulle part ?
Comme elle ne disait rien, je lui reposai la question.
– Jerry avait-il une copie de son planning quelque part ? Y a-t-il un moyen quelconque d'y accéder ?
Elle finit par lever les yeux vers moi et parut prendre plaisir à me répondre.
– Ce n'est pas moi qui tenais son planning. C'était lui. Il avait tout dans son portable et il en avait une copie papier dans son vieux porte-documents. Mais l'un et l'autre ont disparu. La police m'a fait chercher partout, mais ils ne sont plus là.
J'acquiesçai d'un signe de tête. Que le planning manque à l'appel allait poser un problème, mais cela n'avait rien d'insurmontable.
– Et les dossiers ? Il en avait dans sa mallette ?
– Je ne crois pas. Il les gardait tous ici.
– Bon, bien. Ce qu'on va faire... On va sortir toutes les affaires en cours et rebâtir le planning à partir des dossiers. Je vais aussi avoir besoin de tous les registres et chéquiers ayant un rapport avec les fonds et les comptes.
Elle me regarda d'un oeil sévère.
– Il n'est pas question que vous touchiez à son argent.
– Ce n'est pas...
Je m'arrêtai, respirai un grand coup et repris plus calmement, mais sans détour.
– Et d'un, je tiens à m'excuser. J'ai tout fait à l'envers. Je ne sais même pas votre nom. On reprend du début. Comment vous appelez-vous ?
– Wren.
– Wren ? Wren quoi ?
– Wren Williams.
– Bon, d'accord, Wren. Que je vous explique quelque chose.
Ce n'est pas son argent à lui. C'est celui de ses clients et à moins qu'ils ne s'y opposent, ses clients sont à moi. Comprenez-vous ?
Je viens de vous dire que je suis parfaitement conscient du cataclysme émotionnel de cette journée et du choc qui est le vôtre.
Moi aussi, ce choc, je l'éprouve. Cela dit, vous allez devoir décider, et tout de suite, si vous êtes avec moi ou contre moi.
Parce que si vous êtes avec moi, j'ai besoin que vous fassiez ce que je viens de vous demander. Et je vais avoir aussi besoin que vous travailliez avec mon assistante dès qu'elle arrivera. Mais si vous êtes contre moi, j'ai juste besoin que vous rentriez chez vous à l'instant.
Elle fit lentement non de la tête.
– Les inspecteurs m'ont dit que je devais rester ici jusqu'à ce qu'ils aient fini.
– Quels inspecteurs ? Il ne restait plus que quelques flics en tenue quand je suis entré dans le parking.
– Les inspecteurs qui sont dans le bureau de maître Vincent.
– Vous avez laissé...
Je ne terminai pas ma phrase. Je fis le tour du comptoir et me dirigeai vers les deux portes du mur du fond. Je choisis la gauche et l'ouvris.
Et entrai dans le bureau de Jerry Vincent. Grand, opulent et vide. Je fis un demi-tour complet et me retrouvai à regarder les yeux proéminents d'un gros poisson empaillé monté sur le mur, juste au-dessus de la console en bois sombre à côté de la porte par laquelle j'étais entré. D'un très beau vert, l'animal avait le ventre blanc. Il avait aussi le corps arqué comme s'il avait gelé instantanément au moment où il sautait hors de l'eau. Il avait encore la bouche si grand ouverte que j'aurais pu y entrer mon poing.
Montée sur le mur sous le poisson se trouvait une plaque en cuivre jaune qui disait : « Si j'avais fermé ma gueule, je ne serais pas ici ». Sages paroles à respecter, me dis-je. C'est en parlant trop que les accusés au criminel finissent en prison. Arriver à en sortir à force de parlote est rare. Le meilleur conseil que j'aie jamais donné à mes clients est de la fermer, rien d'autre. On ne parle à personne de son affaire, pas même à sa femme. Et on réfléchit tout seul. Invoquer le cinquième amendement, c'est vivre un jour de plus.
Reconnaissable entre tous, le bruit d'un tiroir métallique qu'on ouvre et claque en le refermant me fit faire demi-tour. À l'autre bout de la pièce se trouvaient deux autres portes. Toutes les deux étant ouvertes sur une trentaine de centimètres, je regardai la première et aperçus des toilettes. Dans l'autre pièce, je vis de la lumière.
Je m'en approchai vivement et ouvris complètement la porte d'une poussée. C'était la réserve. Sans fenêtres, elle tenait de la grande penderie et comportait rangées sur rangées de classeurs métalliques s'ouvrant des deux côtés. Une petite table de travail était installée contre le mur du fond.
Deux hommes y étaient assis. Un jeune et un vieux. L'un pour enseigner, l'autre pour apprendre, c'est probable. Ils avaient ôté leurs vestes et les avaient posées sur les dossiers de leurs chaises.
Je vis leurs armes, leurs étuis et les écussons attachés à leurs ceintures.
– Qu'est-ce que vous faites ? leur demandai-je d'un ton bourru.
Ils levèrent la tête de dessus leur travail. Je découvris une pile de dossiers posés entre eux deux sur la table. Les yeux du plus vieux s'ouvrirent grand un instant lorsqu'il me vit – la surprise.
– Los Angeles Police Department, dit-il. Et faudrait sans doute que je vous pose la même question.
– Ces dossiers sont à moi et vous allez devoir les lâcher tout de suite.
Le plus vieux se leva et vint vers moi. Je commençai à sortir l'ordonnance du juge de ma poche. Je m'appelle...
– Je sais qui vous êtes, dit-il. Mais je ne sais toujours pas ce que vous faites ici.
Je lui tendis le document.
– Ceci devrait vous l'expliquer. Je viens d'être nommé remplaçant auprès de tous les clients de Jerry Vincent par la doyenne des juges de la Cour supérieure. Ce qui signifie que toutes ses affaires m'appartiennent. Et que vous n'avez aucun droit d'être ici à fouiller dans ces dossiers. Il s'agit là d'une violation flagrante du droit qu'ont mes clients d'être protégés contre toute tentative de fouille et de saisie illégale. Ces dossiers contiennent des communications et des renseignements protégés par le secret de la relation client-avocat.
Il ne se donna même pas la peine de regarder la pièce que je lui montrais. Il la feuilleta rapidement jusqu'à la dernière page et regarda le sceau et la signature qui y étaient apposés. Et n'eut pas l'air autrement impressionné.
– Maître Vincent vient d'être assassiné, me dit-il. Le mobile du meurtre pourrait très bien se trouver dans l'un de ces dossiers. Et l'identité de l'assassin aussi. Nous devons donc...
– Non, vous ne devez pas. Ce que vous devez faire, c'est quitter immédiatement cette pièce.
Il ne bougea même pas.
– Pour moi, cette pièce fait partie d'une scène de crime. C'est vous qui devez la quitter.
– Lisez donc cette ordonnance, inspecteur. Je ne bougerai pas d'ici. Votre scène de crime se trouve dans le parking et aucun juge de Los Angeles ne vous laisserait l'étendre à cette pièce et à ces dossiers. L'heure est venue de partir, inspecteur, et moi de m'occuper de mes clients.
Il ne fît même pas un geste pour lire l'ordonnance de la cour ou vider les lieux.
– Si je m'en vais, je ferme tout et je mets les scellés, dit-il.
Je détestais me lancer dans des concours du genre qui pisse le plus loin, mais parfois il n'y a pas le choix.
– Allez-y et j'obtiendrai qu'ils soient tous retirés dans l'heure.
Et vous, vous vous retrouverez devant la doyenne des juges de la Cour supérieure à lui expliquer comment vous avez piétiné les droits constitutionnels de tous les clients de maître Vincent. Vu le nombre de personnes dont nous parlons, ça pourrait être un record... même pour le LAPD.
Il me sourit comme si mes menaces l'amusaient un rien.
– Vous me dites donc que ce papier, fît-il en brandissant l'ordonnance, vous confère la possession de tous ces dossiers ?
– C'est exact. Pour l'instant au moins.
– Tout le cabinet, donc.
– Oui, mais chacun de mes clients devra choisir de rester avec moi ou de trouver quelqu'un d'autre pour le représenter.
– Bon, eh bien, faut croire que ça vous met sur la liste.
– Quelle liste ?
– La liste des suspects.
– C'est ridicule ! Pourquoi voulez-vous que j'y figure ?
– Vous venez juste de nous le dire. Parce que vous avez hérité de tous les clients de la victime. Ça doit vous faire une sacrée rentrée de pognon, non ? Il est mort et c'est vous qui héritez de toute l'affaire. Ça ne vous semble pas suffisant comme mobile ?
Ça vous dérangerait de nous dire où vous étiez hier soir entre 8 heures et minuit ?
Il me sourit encore d'un sourire sans chaleur, celui bien étudié du flic qui juge. Il avait les yeux d'un marron si profond que j'avais du mal à distinguer l'iris de la pupille. Comme ceux du requin, ils semblaient ne donner ou réfléchir aucune lumière.
– Je ne vais même pas commencer à vous expliquer à quel point tout cela est idiot, lui renvoyai-je. Mais pour commencer, vous pouvez vérifier auprès du juge et vous découvrirez que je ne savais même pas que j'étais pressenti pour ce travail.
– Que vous dites. Mais ne vous inquiétez pas, nous allons tout vérifier.
– Bien. Et maintenant, vous quittez cette pièce ou j'appelle le juge.
Il regagna la table, ôta sa veste de la chaise et préféra la prendre plutôt que de l'enfiler. Il prit aussi un dossier sur la table et me l'apporta. Me le poussa dans la poitrine jusqu'à ce que je le lui prenne.
– Voici un de vos nouveaux dossiers, maître, dit-il. Je vous le rends. Surtout ne vous étouffez pas en le lisant.
Sur quoi, il franchit la porte, son collègue sur les talons. Je les suivis jusqu'à ce qu'ils quittent le bureau et décidai de faire quelque chose pour réduire la tension. J'avais l'impression que ce n'était pas la dernière fois que j'allais les voir.
– Écoutez, leur dis-je, je suis désolé qu'on en soit là. J'essaie toujours d'avoir de bons rapports avec la police et je suis sûr qu'on va trouver une solution. Cela dit, pour le moment, c'est envers mes clients que je suis obligé. Je ne sais même pas ce qu'il y a dans ces dossiers. Donnez-moi un peu de temps et je...
– Du temps, nous n'en avons pas, me renvoya le plus vieux.
On perd notre avance et c'est toute l'affaire qui tombe.
Comprenez-vous bien dans quoi vous êtes en train de mettre les pieds, maître ?
Je le regardai un instant pour essayer de deviner le sens caché de sa question.
– Je crois, oui, inspecteur. Ça ne fait que dix-huit ans que je travaille sur des affaires, mais...
– Ce n'est pas de votre expérience que je vous parle. Ce dont je vous parle, c'est de ce qui s'est passé dans ce garage. L'individu qui a tué Vincent l'y attendait. Il savait où il était et comment l'avoir. Maître Vincent est tombé dans une embuscade.
Je hochai la tête comme si je comprenais.
– À votre place, reprit l'inspecteur, je ferais très attention à ces nouveaux clients qui sont les vôtres. Jerry Vincent connaissait son assassin.
– Cela remonte à l'époque où il était procureur ? À celle où il envoyait des gens en prison ? Peut-être qu'un de ces...
– On va vérifier. Mais vous remontez trop loin en arrière. Pour moi, l'individu que nous recherchons se trouve dansés dossiers.
Sur quoi, son collègue et lui reprirent la direction de la porte.
– Attendez ! leur lançai-je. Vous avez une carte de visite ?
– Donnez-m'en une.
Ils s'arrêtèrent et firent demi-tour. Le plus âgé en sortit une de sa poche et me la tendit.
– Y a tous mes numéros de téléphone dessus, dit-il.
– Laissez-moi reconnaître le terrain et je vous appelle pour qu'on s'arrange. Y a sûrement un moyen de coopérer sans piétiner les droits de quiconque.
– Comme vous voulez, dit-il. C'est vous l'avocat.
J'acquiesçai d'un signe de tête et regardai le nom porté sur la carte de visite. Harry Bosch. J'étais, moi, sûr de ne l'avoir encore jamais rencontré, mais il avait ouvert les hostilités en déclarant savoir qui j'étais.
– Écoutez, inspecteur Bosch, repris-je. Jerry Vincent était un collègue. Sans être proches, nous étions quand même amis.
– Et... ?
– Et bonne chance, vous voyez ? Bonne chance avec le dossier.
J'espère que vous allez résoudre l'affaire.
Il se tourna pour suivre son collègue qui quittait le bureau.
— Inspecteur ?
Bosch se tourna de nouveau vers moi.
– Nos chemins se seraient-ils croisés sur une affaire ? J'ai l'impression de vous reconnaître.
Il sourit d'un air désinvolte et hocha la tête.
– Non, dit-il. Si vous aviez eu affaire à moi, vous vous en souviendriez.